L’accès délicat des marins abandonnés à la Cour Européenne des Droits de l’Homme : l’Olga J

27/04/2008

Article de Patrick Chaumette sur la décision de la CEDH

L’accès délicat des marins abandonnés à la Cour Européenne des Droits de l’Homme : l’Olga J


Cour Européenne des droits de l’Homme, 5è section, 22 janvier 2008

Décision d’irrecevabilité de la requête no 8718/02,
présentée par Francis KOOMY et autres c/ Bulgarie


Patrick CHAUMETTE
Professeur de Droit à l’Université de Nantes

En février 1998, des marins ghanéens et un cap-verdien furent recrutés comme équipage d’un navire cargo, l’Olga J, propriété d’une société immatriculée à Belize, affrété par un armateur chypriote, J.C., et naviguant sous pavillon du Honduras. En mars 1998, le navire se dirigea de Dakar vers la Grèce afin d’y faire effectuer des réparations avec, à son bord, le capitaine, A.M., et 13 membres d’équipage. Le 24 septembre 1998, le navire entra dans le port de Bourgas. Le 12 octobre 1998, les autorités de contrôle du port ordonnèrent le maintien à quai du navire.
Le navire fut immobilisé jusqu’en avril 2001 et les marins restèrent à bord 2 ans et 6 mois, jusqu’au 11 avril 2001 où ils furent rapatriés. L’un d’entre eux, atteint de pneumonie, fut rapatrié plus rapidement, compte tenu de son état de santé, de son impossibilité de financer les soins nécessaires (100 USD) ; il décéda peu après le 30 août 1999 au Ghana.
Pendant leur séjour à Bourgas, les marins ont d’abord été gardés à bord pour empêcher toute sortie ; ils n’ont eu ensuite accès qu’à la zone portuaire et à un cybercafé. Ils purent rencontrer le syndicat bulgare des marins, ainsi qu’une avocate travaillant avec une ONG, un journaliste français. Ils refusèrent le rapatriement proposé par ITF, espérant toucher leur dû de la vente aux enchères du navire.
Le 17 décembre 1998, les marins cédèrent leurs créances salariales au syndicat bulgare des marins. Ce syndicat mena des recours judiciaires jusqu’en août 2000, sans succès, mais aussi sans tenir au courant les marins. En décembre 1999, le capitaine grec abandonna l’équipage ; lui seul eût accès à la cantine du port. Les marins se retrouvèrent sans chauffage, sans nourriture, dans soins. Lors d’une visite du capitaine, le 9 mars 2000, en vue de récupérer les documents du bord, l’intervention de la police bulgare fut plus que vigoureuse. La vente aux enchères du navire, en août 2000, n’attira aucun acheteur. Ils furent rapatriés le 11 avril 2001 et rentrèrent au Ghana en mauvais état de santé. Leur rapatriement st intervenu avec l’aide d’ITF, d’un collectif associatif, à la condition qu’une requête auprès de la CEDH soit formée, ce que le CCFD a financé.

Cette requête, élaborée par un avocat parisien, fut déposée auprès de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, le 22 février 2002, et fut déclarée irrecevable le 22 janvier 2008 (près de 8 ans plus tard).
D’une part, la requête aurait dû être déposée dans un délai de 6 mois, à compter de leur rapatriement. D’autre part, les marins ayant cédé leurs créances salariales au syndicat, seul celui-ci peut se plaindre de l’absence de recours effectif à la justice ou d’un éventuel délai déraisonnable pour statuer sur ces créances. De même, seuls les proches du marin décédé peuvent agir et se plaindre d’un éventuel traitement inhumain. Les violences policières ne sont pas suffisamment établies ; rien n’établit que les marins se sont préoccupés des suites de l’enquête conduite n Bulgarie sur ces évènements.

La CEDH reçoit actuellement près de 30.000 requêtes individuelles par an, seules 7,4 % sont déclarées recevables. Sur le plan procédural, l’irrecevabilité de cette requête n’est pas anormale. Cependant, elle démontre les difficultés d’accès à la justice et au respect des droits fondamentaux pour un équipage africain abandonné, par son armateur chypriote, cachée dans une société de Belize, derrière une immatriculation du navire au Honduras, dans un port Bulgare (1998-2008).



CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 8718/02
présentée par Francis KOOMY et autres
contre la Bulgarie

La Cour européenne des Droits de l’Homme (cinquième section), siégeant le 22 janvier 2008 en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,
Snejana Botoucharova,
Volodymyr Butkevych,
Margarita Tsatsa-Nikolovska,
Rait Maruste,
Javier Borrego Borrego,
Renate Jaeger, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 22 février 2002,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT
Les huit requérants sont M. Francis Koomy (Koomson), né en 1960, M. Félix Dwemena, né en 1961, M. Ato Blankson, né en 1953, M. Barnabas Aicherku, né en 1953, M. Ransford Eshun, né en 1960, M. Emmanuel Dodoo, né en 1940 et M. Ernest Amorabeng, né en 1969, ressortissants ghanéens et résidant au Ghana, et M. Dominique Mauricio, ressortissant du Cap Vert, né en 1957 et résidant au Sénegal. Ils sont représentés devant la Cour par Me W. Bourdon, avocat au barreau de Paris.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
Les huit requérants sont marins de profession. En février 1998, ils furent recrutés comme équipage d’un navire cargo, le Olga J, propriété d’une société immatriculée à Belize, affrété par un armateur chypriote, J.C., et naviguant sous pavillon du Honduras. En mars 1998, le navire se dirigea de Dakar vers la Grèce afin d’y faire effectuer des réparations avec, à son bord, le capitaine, A.M., et 13 membres d’équipage.
Le 24 septembre 1998, le navire entra dans le port de Bourgas. Le 12 octobre 1998, les autorités de contrôle du port ordonnèrent le maintien à quai du navire.
1. La situation des requérants suite à l’immobilisation du navire
Les membres de l’équipage demeurèrent à bord. A une date non précisée les autorités bulgares auraient tenté de les reconduire à la frontière mais les marins auraient montré leurs contrats de travail et auraient été laissés sur le bateau. Toutefois, selon les requérants, ils ne pouvaient plus s’aventurer à l’extérieur du bateau au-delà du secteur du port à partir de ce moment sans risque d’être considérés comme des clandestins.
Les premiers mois un policier ou un garde était posté devant le navire et empêchait leurs sorties. Aux dires des requérants, leurs contacts avec l’extérieur étaient très limités, notamment avec des journalistes locaux dont ils déplorent le manque de soutien. Ils avaient toutefois accès à internet dans un cybercafé et purent envoyer des e-mails ; ils purent notamment entrer en contact avec des organisations internationales de marins, des organisations de défense des droits de l’homme, des ambassades etc. Ils purent également rencontrer des représentants du syndicat bulgare des marins (STU), une avocate, Me D. Todorova-Vasileva, représentant le comité Helsinki bulgare, ainsi qu’un journaliste français, O. Aubert.
Il ressort des éléments au dossier que la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF) proposa d’organiser leur rapatriement et de leur donner un peu d’argent pour permettre leur retour. Les requérants refusèrent, ne voulant pas repartir avant d’avoir reçu leurs salaires ; ils voulaient notamment attendre la vente du bateau.
Les requérants exposent que pendant leur séjour sur le port ils ne purent accéder à des soins médicaux. En particulier, l’un des membres de l’équipage, M. Jacob Andoh, se rendit à l’hôpital souffrant d’une pneumonie ; il fit l’objet d’un bref examen mais le personnel lui demanda 100 dollars américains (USD). Ne pouvant verser cette somme, aucun traitement ne lui fut administré. Il fut par la suite rapatrié au Ghana, où il décéda le 30 août 1999.
Le 29 décembre 1999, le capitaine quitta le Olga J, y laissant l’équipage sans fioul ni provisions. Les requérants exposent que les conditions sanitaires sur le bateau s’étaient détériorées, que le chauffage et l’éclairage étaient insuffisants et qu’ils manquaient de nourriture. Ils mendiaient parfois de la nourriture sur le port. Ils reçurent toutefois de l’aide de la part du syndicat des marins et de l’association Caritas sous la forme de nourriture, médicaments, produits d’hygiène ou cartes téléphoniques.
Lors de leurs sorties, ils indiquent avoir fait l’objet de manifestations d’hostilité et de racisme de la part de la population. On leur aurait notamment refusé l’accès à la cantine du port, alors que le capitaine grec du navire s’y rendait.
2. L’incident du 9 mars 2000
Le 9 mars 2000, vers 9 heures du matin, le capitaine retourna sur le navire. Selon les requérants, il était accompagné de policiers et voulait récupérer les livres de bord, divers documents et du matériel de navigation. Certains marins tentèrent de s’y opposer et auraient été battus à coups de matraques par la police.
Dans l’interview publiée dans un journal local, dont une traduction a été produite au dossier, le chef de la police des frontières de Bourgas déclarait au sujet de l’incident que le capitaine s’était rendu sur le navire avec l’autorisation d’un tribunal pour y récupérer un tampon officiel et que, face aux menaces de l’équipage, il aurait demandé l’assistance des forces de police. L’un des marins aurait tenté d’empêcher le capitaine de pénétrer dans la cabine et attaqué un policier en essayant de lui subtiliser sa matraque. Dans ces circonstances, le policier avait dû le repousser. Une enquête avait été ouverte suite à la plainte des marins, afin de déterminer si des policiers avaient outrepassé leurs prérogatives.
Aux dires des requérants, aucune suite ne fut donnée à cette enquête et ils ne furent pas informés de son résultat. Suite à la demande d’information de la part du greffe de la Cour concernant l’issue de cette enquête, l’avocat des requérants a indiqué ne pas avoir été en mesure d’obtenir de renseignements à ce sujet et, en particulier, que les avocats bulgares qu’il avait contactés n’étaient pas disposés à coopérer avec lui.
3. Tentatives des requérants d’obtenir le paiement de leur salaires
Suite à l’immobilisation du navire en port de Bourgas, les marins du Olga J, qui n’avaient pas perçu leur rémunération depuis plusieurs mois, prirent contact avec le Syndicat bulgare des marins STU pour solliciter une assistance et faire valoir leurs droits à cet égard.
Par un acte établi devant notaire en date du 17 décembre 1998, les marins cédèrent leurs créances concernant leurs salaires impayés et les dommages et intérêts découlant de leurs contrats de travail au syndicat.
À titre de garantie pour la demande en paiement dont il entendait saisir les juridictions, le syndicat STU sollicita la saisie conservatoire du navire. Par une ordonnance du 18 janvier 1999, le tribunal régional (окръжен съд) de Bourgas fit droit à cette demande et accorda un délai de deux mois pour introduire l’instance.
Le syndicat déposa devant le tribunal régional une demande introductive d’instance, réclamant l’équivalant de 240 614 USD d’arriérés de salaire, 50 000 USD de dommages et intérêts et une indemnisation pour assurer le rapatriement des requérants. Par une ordonnance du 4 mars 1999, le tribunal régional déclara la demande irrecevable au motif, notamment, que le syndicat ne justifiait pas de ses droits à agir au nom des marins et que le tribunal bulgare n’était pas compétent compte tenu de la domiciliation à l’étranger du défendeur. Suite au recours qu’exerça le syndicat, le 30 juillet 1999 la Cour suprême de cassation constata qu’il y avait eu une cession de créance au profit de ce dernier, qui agissait dès lors en son propre nom, annula l’ordonnance d’irrecevabilité et renvoya l’affaire au tribunal régional.
Par une ordonnance du 16 août 1999, le tribunal régional retourna la demande au motif qu’elle n’était pas complète ; il indiqua en particulier que le demandeur devait chiffrer la demande d’indemnisation relative au rapatriement et qu’il devait verser une taxe judiciaire d’un montant de 11 624 USD, correspondant à 4 % de la valeur en litige. Le syndicat effectua les précisions demandées et sollicita à être exonéré du paiement de la taxe judiciaire. Par deux ordonnances des 24 et 27 août 1999, le tribunal confirma que le syndicat devait verser la taxe demandée, il constata que ses instructions à cet égard n’avaient pas été remplies et, en conséquence, mit un terme à la procédure.
Le syndicat interjeta appel, mais le 1er septembre 1999 la cour d’appel de Bourgas considéra qu’elle n’était pas compétente à réexaminer l’ordonnance du tribunal régional.
Dans un courrier daté du 11 mai 2000 que Me D. Todorova-Vasileva, une avocate travaillant en collaboration avec le comité Helsinki bulgare, adressa à ce dernier après s’être entretenue avec les marins, elle indiquait ne pas comprendre pourquoi une cession des créances des marins avaient été effectuée au profit du syndicat STU, alors qu’il aurait été plus judicieux que le syndicat les assiste pour qu’ils saisissent les juridictions en leurs propres noms, notamment compte tenu des taxes judiciaires applicables. Elle mentionnait également que les marins n’avaient pas réalisé au moment de la cession qu’ils renonçaient à leurs droits mais pensaient qu’ils avaient donné leur accord pour être représentés par le syndicat.
Aux dires des requérants, ils n’auraient pas eu accès aux décisions rendues dans le cadre de cette procédure jusqu’en décembre 2000.
Une vente aux enchères du navire fut organisée 7 mars 2000 et le 21 août 2000 avec une mise à prix de 39 000 USD. Aucun acheteur ne se manifesta à cette occasion.
4. Le rapatriement des requérants
Les huit requérants quittèrent le navire le 11 avril 2001 et rejoignirent le Ghana. A leur arrivée là-bas, ils effectuèrent un bilan de santé à l’hôpital Korle-Bu à Accra. Les certificats médicaux délivrés le 26 avril 2001 attestent d’un état de fatigue et de stress des requérants. Le médecin a en outre constaté chez M. Aicherku des douleurs respiratoires peut-être dues à une pleurésie, une hypertension chez M. Koomson, une légère diminution de l’ouïe chez M. Blankson, une hernie inguinale chez M. Dodoo. Les deux derniers cas sont indiqués comme résultant d’une attaque dans un port bulgare.
B. Le droit interne pertinent
1. L’engagement de poursuites pénales
Selon le Code de procédure pénale de 1978 (CPP), tel qu’applicable au moment des faits, un procureur ou un enquêteur peuvent engager des poursuites pénales lorsqu’il existe des éléments suffisants indiquant qu’une infraction pénale a été commise. Ils agissent sur signalement, sur plainte de la victime ou de leur propre initiative (articles 186 à 192 CPP).
Les autorités de poursuites ont la faculté de procéder à une enquête préliminaire afin de déterminer s’il y a lieu d’engager des poursuites (article 191 CPP).
Lorsqu’il refuse d’engager des poursuites pénales, le procureur en informe immédiatement la victime et la personne, auteur du signalement (article 194 alinéa 2 CPP). L’intéressé peut introduire un recours contre ce refus devant le procureur supérieur, qui est compétent pour ordonner, le cas échéant, l’ouverture d’une procédure pénale (article 194 alinéa 3).
2. Dispositions pertinentes du droit civil
Selon l’article 99 de la loi sur les obligations et les contrats (Закон за задълженията и договорите), un créancier peut céder sa créance à un tiers, à titre onéreux ou gratuit. La créance est transmise au nouveau créancier avec tous ses accessoires.
Les actions des salariés en cas de litige relatif à la conclusion, l’exécution ou la rupture du contrat de travail sont régies par les articles 357 et suivants du Code du travail. En vertu de l’article 359, les actions en justice des salariés pour des salaires ou autres créances résultant de leur contrat de travail ne sont pas soumises au paiement de taxes judiciaires et de frais de justice.
GRIEFS
1. Les requérants mettent en avant qu’en raison de l’immobilisation du navire ils ne pouvaient ni s’établir sur le sol bulgare en l’absence de permis de séjour, ni rentrer chez eux – ayant été abandonnés par le capitaine et le propriétaire du navire sans ressources, et considèrent qu’ils ont été de ce fait privés de leur liberté, au sens de l’article 5 de la Convention. Or, une telle privation de liberté ne tombait sous le coup d’aucun des alinéas de l’article 5 et emporte par conséquent violation de cette disposition.
2. Invoquant l’article 3 de la Convention, les requérants dénoncent les violences subies de la part de police le 9 mars 2000 et l’absence d’enquête de la part des autorités.
3. Ils considèrent par ailleurs que leurs conditions de vie pendant leur séjour forcé en port de Bourgas – les difficultés à trouver de la nourriture, les conditions sanitaires, l’absence de chauffage et de lumière adéquats sur le bateau, l’absence de soins médicaux, l’attitude hostile et discriminatoire de la part de la population et des autorités – sont constitutives d’un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3, toléré par les autorités bulgares qui n’ont entrepris aucune mesure nécessaire pour y mettre fin.
4. Les requérants soutiennent également que leur séjour prolongé dans le port de Bourgas, en raison de l’éloignement de leurs proches, de l’impossibilité de communiquer régulièrement avec eux et de subvenir à leurs besoins, a porté atteinte à leur vie privée et familiale, en méconnaissance de l’article 8 de la Convention. Ils dénoncent la passivité des autorités bulgares à cet égard.
5. Au regard des articles 2 et 3 de la Convention, les requérants dénoncent l’absence de soins adéquats à l’un des marins, M. Jacob Andoh, qui aurait conduit à son décès.
6. Les requérants invoquent par ailleurs l’article 6 § 1 pour se plaindre de ne pas avoir eu accès à un tribunal pour réclamer le paiement de leurs salaires, mais d’avoir dû céder leurs droits au syndicat des marins STU. Ils dénoncent l’absence d’aide de la part des autorités bulgares, la corruption des tribunaux et le caractère excessif de la taxe judiciaire imposée au syndicat pour l’introduction de l’instance.
7. Les requérants invoquent enfin l’article 13 pour se plaindre de l’absence de recours effectifs en droit bulgare pour remédier à leurs griefs.

EN DROIT
1. Les requérants se plaignent que pendant l’immobilisation de leur navire en port de Bourgas entre le 24 septembre 1998 et le 11 avril 2001, ils ont de fait subi une privation de liberté en violation de l’article 5 de la Convention, que leurs conditions de vie étaient constitutives d’un traitement inhumain et dégradant au regard de l’article 3 et qu’une atteinte disproportionnée à été portée à leur vie privée et familiale, en violation de l’article 8. Au regard de l’article 13, ils dénoncent l’absence de recours effectifs pour remédier aux violations alléguées. Les passages pertinents des articles de la Convention invoquées par les requérants se lisent comme suit :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 5
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue (...) ;
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(...)
f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive. Lorsqu’il n’existe pas de voies de recours internes pour dénoncer des actes prétendument en violation de la Convention, le délai de six mois commence en principe à courir le jour où les actes incriminés ont été accomplis (Aydin, Aydin et Aydin c. Turquie, (déc.) nos 28293/95, 29494/95, 30219/96, CEDH 2000-III).
En l’espèce, la Cour note qu’à l’égard des griefs susmentionnés, les requérants n’ont pas fait usage de recours dans l’ordre juridique interne et soutiennent que de tels recours n’existaient pas. Dans ces circonstances, le délai de six mois a commencé à courir à la fin de la situation incriminée. Dans le cas de l’espèce, la Cour considère que les violations dénoncées, du fait de leur nature même, ont nécessairement pris fin au moment où les requérants ont quitté le port de Bourgas, le 11 avril 2001.
Or, la Cour relève que la requête a été introduite le 22 février 2002, soit plus de six mois après les faits litigieux.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est tardive et doit être rejetée conformément à l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
2. Les requérants dénoncent par ailleurs les violences qu’ils auraient subies de la part de la police le 9 mars 2000 et l’absence d’enquête effective à cet égard, en méconnaissance de l’article 3 de la Convention.
La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe ; il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. Lorsque la police ou d’autres autorités comparables font usage de la force, notamment pour effectuer une arrestation ou maîtriser une personne opposant une résistance, il appartient à la Cour de rechercher si la force utilisée était dans le cas de l’espèce strictement nécessaire et proportionnée (Berliński c. Pologne, nos 27715/95 et 30209/96, § 64, 20 juin 2002 ; Mogoş c. Roumanie, no 20420/02, §§ 99-101, 13 octobre 2005 ; Tzekov c. Bulgarie, no 45500/99, § 57, 23 février 2006). A cet effet, la Cour tient notamment compte des blessures occasionnées et des circonstances dans lesquelles elles l’ont été (R.L. et M.-J.D. c. France, no 44568/98, § 68, 19 mai 2004).
L’article 3 impose en outre, seul ou combiné avec l’article 13 de la Convention, le devoir pour les autorités nationales de mener une enquête officielle effective lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à l’article 3 (voir, parmi d’autres, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000 IV).
Concernant la présente espèce, la Cour relève que les requérants n’ont pas fourni de certificats médicaux qui auraient été établis dans un délai rapproché après l’incident, attestant d’éventuelles blessures.
Certes, la Cour admet que les requérants, compte tenu de la situation qu’ils décrivent, ont pu rencontrer des difficultés à voir un médecin et à faire établir un tel certificat. Elle reconnaît également qu’il peut y avoir des cas où la difficulté pour les requérants de produire des preuves résulte au moins en partie, de l’omission par les autorités de réagir d’une façon effective aux griefs formulés à l’époque pertinente (Kaplan c. Turquie (déc.), no 24932/94, 19 septembre 2000). La Cour relève toutefois que dans la présente espèce les requérants se contentent d’affirmer qu’ils auraient été battus par les policiers, sans fournir une description détaillée des évènements qu’ils allèguent, ni spécifier lesquels d’entre eux auraient fait l’objet de violences, la nature des coups portés et des éventuelles blessures.
Or, il ressort des articles de presse produits au dossier que les policiers seraient intervenus en raison du comportement agressif des requérants lors de la visite du capitaine sur le navire.
Au vu de ces observations, la Cour considère que même s’il apparaît des éléments au dossier que la police a fait usage de contrainte lors de l’incident du 9 mars 2000, les requérants n’ont pas produit des éléments de faits pertinents laissant à penser que la force utilisée était excessive ou disproportionnée et n’ont dès lors pas étayé leur grief de violation de l’article 3.
S’agissant du volet procédural de cette disposition, la Cour observe qu’une enquête a visiblement été ouverte par la police concernant les allégations des requérants. Les intéressés ne fournissent cependant aucun élément concernant le déroulement de cette enquête. Il ne semble pas que pendant qu’ils demeuraient sur le port de Bourgas ils se soient enquis des développements de celle-ci, ni plaint d’éventuelles déficiences auprès des responsables de la police, du parquet ou d’autres autorités compétentes. Or, la Cour relève qu’à cette époque ils étaient visiblement en contact avec le syndicat des marins dans le cadre des procédures relatives à leurs créances salariales, ainsi qu’avec une avocate, et auraient pu solliciter l’assistance de ceux-ci également sur cette question.
Qui plus est, après l’introduction de la présente requête et malgré une demande expresse de la part de la Cour, les requérants n’ont fourni aucune information à ce sujet. Les allégations de leur conseil dans le sens qu’il n’a pu trouver aucun moyen pour se procurer de telles informations ne convainquent pas la Cour, à défaut pour l’intéressé d’établir que des demandes de renseignements auraient été adressées aux autorités compétentes du parquet ou de la police, ou même à des avocats locaux, et seraient restées sans réponse.
Dès lors, la Cour considère que le grief relatif au caractère prétendument inefficace de l’enquête menée n’a pas non plus été étayé.
Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
3. Les requérants se plaignent par ailleurs d’avoir été privés de l’accès à un tribunal pour rechercher, à l’encontre du capitaine et du propriétaire du bateau, le paiement de leurs salaires et les dommages et intérêts découlant de leur contrats de travail. Ils invoquent à cet égard l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »
La Cour constate à cet égard que les requérants ont cédé leurs créances salariales au syndicat des marins bulgares (STU) et que c’est celui-ci qui a par la suite tenté d’engager une action en justice pour le paiement des montants dus. La Cour considère que dans ces circonstances les requérants n’étaient plus détenteurs des créances en question et qu’ils n’étaient dès lors pas titulaires de « droits et obligations de caractère civil » faisant entrer en jeu les garanties de l’article 6. Par conséquent, cette disposition ne trouve pas à s’appliquer et le grief est incompatible ratione materiae.
Dans la mesure où les requérants se plaignent que l’imposition d’une taxe judiciaire pour l’introduction de l’action par le syndicat STU a porté atteinte à leur droit d’accès à un tribunal, la Cour note que la mesure litigieuse a été imposée au syndicat et non aux requérants et que leur grief à cet égard est par conséquent irrecevable pour incompatibilité ratione personae.
Il suit de ce qui précède que le grief doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
4. Les requérants se plaignent enfin du défaut de soins médicaux appropriés à un autre marin, M. Jacob Andoh, qui aurait conduit à son décès. Ils invoquent les articles 2 et 3 de la Convention, qui disposent notamment :
Article 2
« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 34 de la Convention le droit de recours individuel est ouvert aux personnes qui se prétendent victimes d’une violation des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Un requérant doit dès lors avoir été directement affecté par la mesure litigieuse pour se prévaloir de ce droit. Si la Cour reconnaît le statut de victime indirecte aux proches parents d’une personne décédée concernant des violations de la Convention relatives aux circonstances du décès (voir, par exemple, Yaşa c. Turquie, arrêt du 2 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998 VI, p. 2429, §§ 63-66), tel n’est pas le cas des requérants en l’espèce en ce qui concerne le décès d’un des autres membres de l’équipage.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.

Claudia Westerdiek
Greffière

Peer Lorenzen
Président 


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