Responsabilité pénale pour défaut caractérisé de prévention à la pêche

31/05/2022

La pêche est un secteur professionnel dangereux, avec plus d’accidents mortels qu’ailleurs (P. Chaumette, « Une branche ATMP en vue à l’ENIM ? », Droit Maritime Français 2022, n° 843, pp. 99-108 et Observatoire des Droits des Marins). Au-delà des « risques du métier », la fatalité ne s’impose pas et il est nécessaire de questionner l’organisation du travail, le respect de l’obligation générale de prévention. La responsabilité pénale de l’armateur est mise en cause en raison des manquements délibérés à l’obligation générale de prévention, dans le cadre d’un accident mortel du travail (Cour de cassation, ch. criminelle, 8 février 2022, n° 21-83.708).

En France, 15 184 marins travaillent à la pêche en 2019, pour 14 048 au commerce, 4 753 aux cultures marines, 2 133 à la plaisance professionnelle et 2 250 dans les services portuaires (total 38 368). A la pêche l’essentiel des accidents intervient en mer (929 accidents sur le total de 1 887). La survenue d’accidents du travail reste élevée dans les secteurs de la pêche (avec un indice de fréquence de 52 accidents du travail maritime, ATM, pour 1 000 marins) et du commerce (avec un indice de 42 ATM pour 1 000 marins). Cependant, dans ces deux secteurs, le nombre d’accidents du travail baisse de manière significative (Accidents du travail et maladies professionnelles maritimes- Bilan 2019, Ministère de la Mer, Direction générale des Infrastructures, des Transports et de la Mer, Direction des affaires maritimes, Service de santé des gens de mer).

Compte tenu des activités maritimes saisonnières, en vue d’une comparaison, il faut retenir un indice de fréquence de 73 pour la pêche et de 60 pour la marine marchande, pour 1 000 salariés à temps plein. Pour les salariés terrestres du secteur des transports, de l’eau, du gaz et de l’électricité, l’indice de fréquence est de 46,4 accidents du travail pour 1 000 salariés, et cet indice est de 34,5 AT pour 1 000 salariés pour l’ensemble des salariés des secteurs terrestres.

 

Le 12 septembre 2014, un matelot sur le navire de pêche Isle d'Her, en action de pêche aux nasses dans le sud de Belle-Île, est tombé à la mer, entraîné par un orin relié aux engins de pêche. Son corps n'a pas été retrouvé. Les enquêtes du Bureau d'Enquêtes sur les événements de mer (BEA Mer) et de la gendarmerie ont révélé qu'à l'occasion de l'emploi d'une technique nouvelle de pêche aux nasses, peu usitée dans la région, ce matelot devait fréquemment traverser la partie du pont encombrée par les filins et les orins et qu'à l'occasion de la mise à l'eau d'une nasse, sa jambe a été prise dans un orin solidaire de cette dernière, qui l'a entraîné à la mer.

Le 26 septembre 2016, les juges du premier degré ont condamné l’armateur pour homicide involontaire par la violation manifestement délibérée d'une obligation de sécurité ou de prudence dans le cadre du travail, en l'espèce en lui fournissant un poste de travail inadapté à la nouvelle technique de pêche, en ne consignant pas dans le document unique d'évaluation des risques ces nouveaux risques inhérents à la nouvelle méthode de pêche, en ne portant pas à la connaissance de l'équipage ce document unique d'évaluation des risques professionnels et en ne dispensant aucune formation aux nouvelles techniques de travail. La cour d'appel de Rennes, le 4 juillet 2018, l'a condamné à deux ans d'emprisonnement avec sursis, 8 000 euros d'amende et deux ans d'interdiction d'exercer la profession d'armateur, pour homicide involontaire et s’est prononcé sur les intérêts civils. Cet arrêt a été cassé pour un motif procédural (Cass. Crim., 15 octobre 2019, pourvoi n° 18-85.231). La cour d'appel de Rennes, 12ème chambre, le 18 mai 2021, a confirmé la condamnation et les peines pour homicide involontaire.

Le pourvoi en cassation sur le fond est rejeté. Il considérait que l’armateur n’avait pas violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, mais seulement des obligations générales de prévention imposées à l'ensemble des employeurs par les articles L. 4141-1, L. 4141-2, R. 4121-3, R. 4141-13 et R. 4141-16 du code du travail.

 

Mais l’arrêt d’appel constate que la chute mortelle à la mer trouve son origine dans le fait que le matelot était amené à se déplacer sur une partie du pont encombrée de filins et de pattes d'oie, dans un désordre certain et n'avait pas d'autres choix que de se déplacer, au sein de ce poste de travail de mise à l'eau des nasses, avec des obstacles dans les pieds, rendant tout mouvement, pourtant inhérent à la mission à exécuter, porteur de risque, la précaution d'enjamber les orins étant largement insuffisante à assurer la sécurité de son lieu de travail. L'inadaptation du plan de travail dédié au filage des lignes de nasses, l'insuffisance des moyens précis et sérieux proposés par l'employeur pour remédier au risque de se faire entraîner par des engins de pêche et l'absence totale de formation à la sécurité, dans un contexte très particulier de mise en place d'une nouvelle technique, surexposant les matelots au risque de blessure et de chute en mer, a engendré des conditions d'exercice de travail dangereuses pour la victime, ayant rendu possible sa chute et sa disparition en mer.

L’armateur avait embarqué quelques jours sur le bateau pour observer la mise en place de la pêche aux nasses ; il a perçu les difficultés associées à la manipulation d'objets encombrants et lourds et à la présence aux pieds des matelots de filins et orins, mais n'a pas adapté son bateau à ces contraintes de travail, pourtant étroitement associées à des enjeux de sécurité ; d'autre part, le risque de se faire entraîner par les engins de pêche lors du filage était identifié et qualifié d'élevé par l’armateur dans le document unique de prévention des risques.

 

Depuis la loi n° 2021-1028 du 2 août 2021, l’article L. 4141-5 du code du travail prévoit la création et la mise en place d’un passeport de prévention, qui devrait être précisé par le Comité national de prévention et de santé au travail. Cet article est entré en vigueur le 31 mars 2022. Cette création était un souhait des partenaires sociaux au sein de l’Accord National Interprofessionnel (ANI) du 10 décembre 2020 pour une prévention renforcée. A défaut d’être un document facilitant une éventuelle mobilité, il s’agit seulement de recenser dans un document les formations suivies en matière de prévention par un salarié : le terme livret de formation santé-sécurité n’a pas été retenu (F. Guiomard, « Le passeport de prévention, un objet juridique en mal d’identité », Dr. Social, Dalloz, 2021, n° 11, pp. 914-919). En fonction des risques constatés, des actions particulières de formation à la sécurité sont conduites dans certains établissements avec le concours, le cas échéant, des organismes professionnels d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail prévus à l'article L. 4643-1 et des services de prévention des caisses régionales d'assurance maladie (art. L. 4142-1 C. Trav.). L'employeur organise une formation pratique et appropriée à la sécurité (art. L. 4142-2 C. Trav.). L'étendue de l'obligation d'information et de formation à la sécurité varie selon la taille de l'établissement, la nature de son activité, le caractère des risques qui y sont constatés et le type d'emploi des travailleurs (art. L. 4142-3 C. Trav.).

A l’instar du document unique de prévention (DUP), ce passeport de prévention semble formaliser l’obligation générale de prévention. Il faut espérer que cette formalisation ne prenne pas le pas sur le fond. Quand le risque de se faire entraîner par les engins de pêche lors du filage est identifié et qualifié d'élevé par l’armateur dans le document unique de prévention des risques, mais qu’aucune prévention, aucune formation n’intervient, l’accident mortel devient inévitable, alors même qu’il l’était (V. Daubas-Letourneux, Accidents du travail – Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2021).

 

COUR DE CASSATION – CHAMBRE CRIMINELLE - 8 FÉVRIER 2022

Pourvoi n° 21-83.708. Publié au Bulletin

Résumé :

Les manquements constatés par les juges du fond constituent la faute caractérisée prévue par l’article 121-3, al. 4, du code pénal, dès lors qu'ils ont eu pour résultat d'exposer autrui à un risque d'une particulière gravité que le prévenu ne pouvait ignorer. La cour d’appel retient que l'insuffisance des moyens proposés par l'employeur, armateur d'un navire de pêche, pour éviter, dans le cadre d'une nouvelle technique de pêche, le risque de se faire entraîner par les engins de pêche et l'absence totale de formation à la sécurité, surexposant les matelots au risque d'accident, ont engendré des conditions de travail, ayant rendu possible la chute et la disparition en mer d'un d'entre eux, alors que cet armateur avait embarqué auparavant sur le bateau pour observer la mise en place de cette nouvelle technique et avait perçu les difficultés qui y étaient associées.


ARRÊT

M. [U] [Y] a formé un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel de Rennes, 12e chambre, en date du 18 mai 2021, qui, sur renvoi après cassation (Crim., 15 octobre 2019, pourvoi n° 18-85.231), pour homicide involontaire, l'a condamné à deux ans d'emprisonnement avec sursis, 8 000 euros d'amende et deux ans d'interdiction professionnelle, et a prononcé sur les intérêts civils.

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. Le 12 septembre 2014, [E] [Z], matelot sur le navire de pêche Isle d'Her, en action de pêche aux nasses dans le sud de Belle-Île, est tombé à la mer, entraîné par un orin relié aux engins de pêche. Un autre matelot, M. [O] [N], a sauté à la mer pour lui porter secours, en vain. Le corps de [E] [Z] n'a pas été retrouvé.

3. L'enquête du bureau d'enquêtes sur les événements de mer et celle de la gendarmerie ont révélé qu'à
l'occasion de l'emploi d'une technique nouvelle de pêche aux nasses, peu usitée dans la région, [E] [Z] devait fréquemment traverser la partie du pont encombrée par les filins et les orins et qu'à l'occasion de la mise à l'eau d'une nasse, sa jambe a été prise dans un orin solidaire de cette dernière, qui l'a entraîné à la mer.

4. Le 26 septembre 2016, les juges du premier degré ont condamné M. [Y] pour avoir involontairement causé la mort de [E] [Z] par la violation manifestement délibérée d'une obligation de sécurité ou de prudence dans le cadre du travail, en l'espèce en lui fournissant un poste de travail inadapté à la nouvelle technique de pêche, en ne consignant pas dans le document unique d'évaluation des risques ces nouveaux risques inhérents à la nouvelle méthode de pêche, en ne portant pas à la connaissance de l'équipage ce document unique d'évaluation des risques professionnels et en ne dispensant aucune formation aux nouvelles techniques de travail.

5. M. [Y] a relevé appel de cette décision.

Exposé du litige

Examen du moyen

Enoncé du moyen

6. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. [Y] coupable d'homicide involontaire, alors « que la personne physique qui n'a pas causé le dommage, mais s'est bornée à créer ou contribuer à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage, n'est responsable pénalement que s'il est établi qu'elle a violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement ; qu'en imputant à M. [Y], pour le déclarer coupable d'homicide involontaire, la méconnaissance d'obligations de formation, d'information ou de prévention à caractère général imposées à l'ensemble des employeurs par les articles L. 4141-1, L. 4141-2, R. 4121-3, R. 4141-13 et R. 4141-16 du code du travail, la cour d'appel, qui n'a pas caractérisé la violation d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, a violé les textes susvisés. »

Moyens
Réponse de la Cour

7. Pour déclarer le prévenu coupable d'homicide involontaire, l'arrêt attaqué énonce que la victime est décédée, dans le cadre de son travail, à l'occasion d'une action de pêche et que sa chute à la mer trouve son origine dans le fait qu'elle était amenée, pour exécuter son travail, à se déplacer sur une partie du pont encombrée de filins et de pattes d'oie, dans un désordre certain et n'avait pas d'autres choix que de se déplacer, au sein de ce poste de travail de mise à l'eau des nasses, avec des obstacles dans les pieds, rendant tout mouvement, pourtant inhérent à la mission à exécuter, porteur de risque, la précaution d'enjamber les orins étant largement insuffisante à assurer la sécurité de son lieu de travail.

8. Les juges ajoutent que l'inadaptation du plan de travail dédié au filage des lignes de nasses, l'insuffisance des moyens précis et sérieux proposés par l'employeur pour remédier au risque de se faire entraîner par des engins de pêche et l'absence totale de formation à la sécurité, dans un contexte très particulier de mise en place d'une nouvelle technique, surexposant les matelots au risque de blessure et de chute en mer, a engendré des conditions d'exercice de travail dangereuses pour la victime, ayant rendu possible sa chute et sa disparition en mer.

9. Ils relèvent, d'une part, que M. [Y], qui avait embarqué quelques jours sur le bateau pour observer la mise en place de la pêche aux nasses, a perçu les difficultés associées à la manipulation d'objets encombrants et lourds et à la présence aux pieds des matelots de filins et orins et n'a pas adapté son bateau à ces contraintes de travail, pourtant étroitement associées à des enjeux de sécurité premiers, d'autre part, que le risque de se faire entraîner par les engins de pêche lors du filage était identifié et qualifié d'élevé par ce dernier dans le document unique de prévention des risques.

10. En l'état de ces seules énonciations, d'où il résulte que M. [Y] a commis une faute caractérisée, évoquée au rapport, exposant autrui à un risque d'une particulière gravité qu'il ne pouvait ignorer, la cour d'appel n'a méconnu aucun des textes visés au moyen.

11. Ainsi, le moyen doit être écarté.

12. Par ailleurs, l'arrêt est régulier en la forme.

PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;

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