Des accidents de sécurité mortels

06/03/2023

La Cour d’appel de Grenoble a retenu la faute inexcusable de l’armement, le 10 février 2023, à la suite d’un exercice de sécurité des embarcations de sauvetage, ayant conduit en avril 2011 à deux décès et un blessé grave.

Observations Patrick CHAUMETTE, professeur émérite de l’université de Nante

Le 15 avril 2011, un lieutenant polyvalent pont-machine est décédé des suites d'une noyade survenue au terme d'un exercice de mise à l'eau de l'embarcation fermée de sauvetage située à tribord du navire porte-conteneurs Christophe Colomb. L'accident mortel a eu lieu alors que le navire se trouvait dans un port chinois. Le 19 septembre 2011, son père a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale de Grenoble aux fins de reconnaissance de la faute inexcusable des sociétés employeur et gestionnaire de la flotte, comme étant à l'origine du décès de son fils. La procédure a été particulièrement longue, d’abord afin d’attendre le dépôt le 17 octobre 2013 du rapport du commandant Troyat, commis par ordonnance de référé du 5 mai 2011 du président du tribunal de commerce du Havre. Le sursis à statuer a été prolongé en juin 2015, en raison de la procédure d'information judiciaire ouverte devant un juge d'instruction du tribunal de grande instance de Marseille sur réquisitoire introductif du 6 juillet 2012. La société a été mise en examen pour homicide involontaire le 26 novembre 2020. Le 26 janvier 2021, le pôle social du tribunal judiciaire de Grenoble, a rapporté le sursis à statuer, même si l’instruction judiciaire restait pendante à Marseille, et a débouté le père de sa demande de reconnaissance de la faute inexcusable des deux sociétés mises en cause, sans que les motifs ne nous soient connus. Appel a été interjeté de ce jugement.

Procédure sociale et procédure pénale.

Le sursis à statuer du tribunal compétent en matière de sécurité sociale semble justifiée par l’article 4 du code de procédure pénale : « L'action civile en réparation du dommage causé par l'infraction prévue par l'article 2 peut être exercée devant une juridiction civile, séparément de l'action publique. Toutefois, il est sursis au jugement de cette action tant qu'il n'a pas été prononcé définitivement sur l'action publique lorsque celle-ci a été mise en mouvement. La mise en mouvement de l'action publique n'impose pas la suspension du jugement des autres actions exercées devant la juridiction civile, de quelque nature qu'elles soient, même si la décision à intervenir au pénal est susceptible d'exercer, directement ou indirectement, une influence sur la solution du procès civil. » Seule l'action civile en réparation du dommage causé par l'infraction est concernée par le sursis à statuer. La cour d’appel de Grenoble est donc conduite à constater que le sursis prolongé en première instance en 2015 n’était pas nécessaire, ni justifié.

L’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil, ici le social, n’a pourtant pas totalement disparu : si l’employeur est condamné au pénal pour homicide involontaire, commis dans le cadre du travail, il doit être considéré comme ayant eu conscience du danger auquel était exposé le salarié et n’avoir pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver (Cass. Civ. 2ème, 11 octobre 2018, n° 17-18712). C’est donc la non-reconnaissance de cette faute inexcusable qui est sous l’autorité de la décision du juge pénal (Cass. Soc. 27 février 1997, n° 95-14662), quand cette reconnaissance elle peut se faire de manière indépendante (Cass. Soc. 4 juillet 1984, n° 82-12106 ; Cass. Soc.  27 novembre 1997, n° 96-13008). Car à l’inverse, la relaxe pénale est sans incidence sur la qualification de la faute inexcusable au sens de la réparation de l’accident du travail et de la maladie professionnelle depuis que le législateur ayant mis fin, avec la loi du 10 juillet 2000, au principe de l’unité des fautes pénale et civile (Art. 4-1 CPP).

Si la Cour de cassation semblait avoir abandonné toute référence à l’autorité de la chose jugée au pénal, elle y est revenue dans un arrêt récent (Cass. Civ 2, 1er décembre 2022, n° 21-10773) : la juridiction pénale, après avoir relevé que les causes de l'ouverture de la vanne étaient indéterminées, a écarté un manquement aux règles de sécurité lié à l'absence de double vanne ou d'un système de verrouillage de la vanne nécessitant un outil spécifique et n'a pas retenu la culpabilité de l'employeur. La cour d’appel a elle retenu la faute inexcusable de l'employeur, au motif que, quelle que soit la cause de l'ouverture de la vanne, le dispositif de sécurité était inadéquat et que l'employeur connaissait ou aurait dû connaître le fait que cette vanne n'était munie d'aucun dispositif de verrouillage en position fermée, contrairement aux règles de sécurité applicables à la matière. Cet arrêt d’appel est cassé, car la juridiction pénale, après avoir relevé que les causes de l'ouverture de la vanne étaient indéterminées, a écarté un manquement aux règles de sécurité, lié à l'absence de double vanne ou d'un système de verrouillage de la vanne nécessitant un outil spécifique : l'autorité de la chose jugée au pénal sur le civil reste attachée à ce qui a été définitivement décidé par le juge pénal sur l'existence du fait qui forme la base commune de l'action civile et de l'action pénale, sur sa qualification, ainsi que sur la culpabilité ou l'innocence de celui à qui le fait est imputé. « Dès lors que le juge pénal a écarté un manquement aux règles de sécurité, le juge civil ne peut pas retenir de faute inexcusable ». 

L’accident mortel et l’exercice d’abandon du navire.

Les exercices d'abandon du navire sont requis à intervalles réguliers par la convention SOLAS de 1974 de l'OMI et leur réalisation effective est contrôlée par les services des affaires maritimes à l'occasion de leurs rapports d'audit pour la délivrance du certificat international de gestion de la sécurité. Le dernier essai datait du 6 décembre 2010 et avait été réalisé avec 3 membres d'équipage, en présence des affaires maritimes et du bureau Véritas. Les bossoirs et treuils font eux-mêmes l'objet de vérifications régulières ; la dernière ayant été effectuée au Havre le 29 septembre 2010, par une société, désormais en liquidation judiciaire. Les essais ont débuté canot vide de passagers, par une première descente/remontée du canot.

Un autre essai à ensuite eu lieu à dix heures avec trois passagers à bord sanglés à leurs sièges. Le système d'attache avant du canot a cédé, lorsque le canot a été remonté à poste au niveau du moufle, c'est à dire l'assemblage de la poulie dans laquelle le câble de treuillage, retenant le canot passe, permettant ainsi de démultiplier la force de traction. Cette rupture soudaine de l'attache avant du canot a eu pour effet son basculement brutal à la verticale, proue vers le bas. Toute une zone arrière de la coque supérieure située autour de l'attache s'est déchirée de sorte que le canot, désormais plus retenu ni par l'avant, ni par l'arrière, a plongé brutalement dans l'eau et s'est immobilisé à l'envers. Deux des membres d'équipage sont décédés et le troisième sévèrement blessé. Il s'est rempli d'eau par la coque déchirée et le lieutenant, noyé, n'a pu être ranimé par les secours.

La faute inexcusable de l’employeur sera reconnue, lorsqu’il avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel le salarié était exposé, et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires de prévention.

La conscience du danger.

Ces exercices utiles pour la sécurité, ne sont pas sans risques et des accidents sont intervenus dès les années 1990. Une circulaire MSC du Maritime Safety Committee de l’OMI du 28 mai 2002 rappelle le nombre inacceptable d'accidents mettant en cause des embarcations de sauvetage et au cours desquelles l'équipage a été victime de lésions corporelles, parfois mortelles, alors qu'il participait à des exercices et/ou des inspections. Entre 2005 et 2008, à cinq reprises des défaillances du système de largage ont donné lieu à des conséquences graves. La circulaire MSC 1206 du 11 juin 2009 précise que « aux termes de la Convention SOLAS de 1974, les exercices doivent, dans la mesure du possible, se dérouler comme s’il s’agissait réellement d’une situation critique. Cela signifie que l’exercice devrait être exécuté dans son intégralité. Il faudrait d’autre part s’assurer que l’exercice peut être exécuté de manière sûre à tous égards. Par conséquent, les phases de l’exercice qui pourraient comporter un risque inutile doivent faire l’objet d’une attention particulière ou peuvent être exclues de l’exercice. L’amenage d’une embarcation avec un plein chargement en personnes est un exemple de phase d’exercice qui peut, selon la situation, comporter des risques inutiles. » Le 26 octobre 2009, un accident similaire s'était produit sur un autre navire de la même série, 'sister ship' du Christophe Colomb, l'Amerigo Vespucci, dans un chantier coréen. A partir de février 2011 l’élingue a été remplacée par une ceinture en nylon (Fall Prevention Device, telle que préconisée par l’OMI, et résistant à 6 fois la charge normalement supportée. Cette action corrective n’a pas suffi à rassurer l’équipage ; les opérations d’amenage et de hissage de l’embarcation depuis, et jusqu’au pont d’embarquement étant normalement effectuées avec du personnel à bord, les essais de mise à l’eau seront alors suspendus. Seuls les essais de débordement de l’embarcation de son poste de mer sont effectués (Rapport d’enquête technique BEAMer Christophe Colomb). Le bord a formulé une proposition visant à sécuriser le saisissage des embarcations, afin d'envisager l'embarquement du personnel minimum requis pour le largage et la conduite des embarcations. Les essais avec passagers à bord n'ont repris que le 28 septembre 2010 (à bâbord), après la pose des élingues FPD.

L’employeur, ne pouvait donc ignorer le danger auquel était exposé son salarié en procédant à ces essais. Non seulement le risque de rupture d'une pièce faisant partie du dispositif de treuillage était connu par l'exemple particulier de l'Amerigo Vespucci et les études de l'OMI, mais en plus le cas récent de l'Amerigo Vespucci avait révélé que la structure du pont du canot de sauvetage de fabrication identique se déchirait et ne résistait pas à une rupture d'une des attaches et n'était pas apte à supporter le poids du canot maintenu plus que par un seul point d'attache.

Des mesures de prévention insuffisantes.

En l’espèce, l'écrou, supposé solidariser le tout, n'était pas suffisamment serré et le dernier filet de cet écrou s'est arraché en partie sous la contrainte de force verticale du poids du canot. L'absence de goupille de blocage au niveau de l'émerillon avant n'était pas récente et le vissage de l'écrou ne permettait pas de mettre la goupille nécessaire. Le serrage suffisant de la tige filetée était susceptible d'être mis en doute pour un professionnel, sans examen de l'intérieur de la chape abritant la poulie volante.

Cette insuffisance de serrage contemporaine de la construction du navire incombe-t-elle à la société ayant fourni les bossoirs et devait-elle être décelée à l'occasion des vérifications annuelles obligatoires de ces bossoirs ? À l'issue de la vérification des bossoirs, effectuée le 29 septembre 2010, le rapport comporte une 'Boat winch maintenance check list' où aucune case n'a été cochée dans celles correspondant aux 18 points supposés vérifiés. Ce rapport avait été transmis à la compagnie, sans remarque complémentaire. Cette carence de pointage expresse des points contrôlés aurait dû conduire l'armateur et le gestionnaire du navire à s'interroger sur l'effectivité du contrôle réalisé. Il pouvait être envisagé de faire descendre et remonter le canot de sauvetage sans son équipage et de recourir à une autre embarcation de service, permettant aux membres d'équipage de rejoindre le canot pour effectuer les manœuvres en surface nécessaires à la révision des procédures d'évacuation d'urgence du porte-conteneur et d'en repartir avant sa remontée sur ses bossoirs. Comme le risque de chute du canot était connu et craint, la présence à quai ou d'une embarcation de sécurité en surface, dotée de plongeurs équipés, prêts à intervenir, aurait permis une désincarcération plus rapide du lieutenant du canot retourné et de plus grandes probabilités de parvenir à le réanimer à l'issue de sa noyade.

Ainsi la faute inexcusable de l’armement est retenue. Le préjudice d'affection causé au père pour la perte de son fils âgé de 30 ans est indemnisé par l'allocation d'une somme de 30 000 euros à titre de dommages et intérêts, à laquelle est condamné uniquement l'employeur responsable de la sécurité de son salarié. A la suite de l’accident, l’armement a immédiatement interdit les opérations d’amenage et de hissage des embarcations de sauvetage avec du personnel à bord. Ces opérations sont désormais effectuées « à vide », et le personnel utilise une embarcation de servitude du port (lamaneurs) pour regagner puis quitter l’embarcation de l’exercice. L’armement a lancé une campagne de vérification des pièces incriminées sur l’ensemble de sa flotte et alerté les autres armements, via Armateurs de France. Le BEA Mer a recommandé à l’OMI de proscrire définitivement la présence de membres d’équipage à bord des embarcations de sauvetage sous bossoirs, pendant les opérations d’amenage et de hissage, tant que les risques de défaillance de l’ensemble bossoir - embarcation ne seront pas tous identifiés et supprimés.


Un marin philippin de 42 ans est mort le 13 septembre 2016 à Marseille, dans un exercice de routine à bord du paquebot Harmony of the Seas. Le canot de sauvetage, en test, a chuté, blessant également grièvement deux autres marins. Le canot est tombé à l'eau sur une hauteur de 10 mètres à hauteur du pont n° 5, alors qu'il était en train d'être descendu côté mer, avec cinq personnes à bord. Plus lourd que les marins, il a touché l'eau en premier et c'est, quelques millièmes de seconde après, le choc entre le fond du canot et les marins, quatre Philippins et un Indien, qui provoqué le drame. Dès le début de la descente, il existe un déséquilibre de l'embarcation, une inclinaison vers l'arrière ; quand l'embarcation n'est plus retenue au navire, elle chute à la mer avec une forte inclinaison sur l'avant. L'équipage n'était pas suffisamment familiarisé avec ces exercices, la mise en service du navire étant récente (BEAMer, Rapport technique d’enquête, Harmony of the Seas). Il s’agit du septième accident en trois années. Un marin philippin de 41 ans a été tué et trois autres blessés lors d’un exercice du même type à bord du paquebot Norwegian Breakaway de Norwegian Cruise Line aux Bermudes le 20 juillet 2016. En février 2013, un accident du même type avait fait cinq morts, à bord du Thomson Majesty à Santa Cruz de La Palma.


Ci-dessous l’arrêt de la cour d’appel de Grenoble et les observations.

 

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