De la preuve des heures de travail accomplies.
03/02/2025
En cas de litige relatif aux heures de travail effectuées, la charge de la preuve incombe-t-elle au salarié demandeur ? Généralement, c'est à celui qui allègue un fait d'en apporter la preuve (art. 1353 C. civ.). Il appartient donc à chaque partie de prouver les faites nécessaires au succès de sa prétention (art. 9 C. proc. civ.).
1 - Une loi du 31 décembre 1992 a dérogé à ce principe général quant à la preuve des heures de travail, partageant entre l'employeur et le salarié la charge de la preuve et faisant ainsi peser sur l'employeur le risque de la preuve. "En cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, l'employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié. Au vu de ces éléments et de ceux fournis par le salarié à l'appui de sa demande, le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utile. Si le décompte des heures de travail accomplies par chaque salarié est assuré par un système d'enregistrement automatique, celui-ci doit être fiable et infalsifiable" (art. L. 3171-4 C. trav.).
Le salarié doit justifier ses allégations en fournissant au juge des éléments fondant ses demandes, plausibles, suffisamment précis. S’il ne le fait pas ses demandes seront rejetées. Le juge ne peut rejeter les demandes en invoquant la nature des fonctions exercées qui exclurait tout contrôle de l'employeur et conférait au salarié une grande autonomie dans l'organisation de son travail, car cela ferait peser sur le salarié la charge de la preuve. L’employeur doit aussi fournir au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié (Cass. soc. 10 mai 2001, n° 99-42.580. – Cass. soc. 20 novembre 2001, n° 00-40.578, DMF 2002, p. 260 et s. – Cass. soc. 15 septembre 2021 : n°19-21607 - Cass. soc. 6 juillet 2022, n° 20-17287 : « le salarié présentait des éléments suffisamment précis pour permettre à l'employeur de répondre ; ce dernier ne produisait aucun élément de contrôle de la durée du travail ; la cour d'appel, qui a fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié, a violé le texte susvisé » - v. Cour de cassation, Rapport La preuve du temps de travail accompli : les heures supplémentaires et complémentaires, février 2014, Portail droit social) ; il ne peut se contenter de contester les allégations du salarié. dans de nombreux arrêts, la Cour de cassation rappelle qu'il incombe à l'employeur d'assurer le contrôle de la durée du travail et de répondre au salarié en produisant ses propres éléments (Cass. soc, 28 septembre 2022, n° 21-13496, 21-13485, 20-22885, 21-15470).
2 - Ces dispositions ne sont pas applicables au travail maritime ; l'article L. 5544-1 du code des transports exclut l'article L. 3171- 4 du code du travail des dispositions applicables aux marins, sauf mention contraire. La cour d’appel d’Aix-en-Provence l’a rappelé dans un arrêt de 2024 (CA Aix-en-Provence, ch. 4-6, 15 mars 2004, n° 21/15732, SASU Sea Investments, navire M/Y Keros Island). Cet arrêt a fait l’objet d’un pourvoi en cassation, invoquant une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), une atteinte excessive au principe d'égalité garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 et l'article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958. Cette QPC n’est pas nouvelle, le principe d’égalité ayant été très souvent interprété par le Conseil, et elle n’est pas sérieuse ; elle ne sera pas transmise au Conseil constitutionnel (Cass. soc. 22 janvier 2025, n° 24-17726). Cet arrêt confirme juste que l'article L. 3171- 4 du code du travail n’est pas applicable au travail maritime, exclu par l'article L. 5544-1 du code des transports.
Dès lors, il faut revenir sur l’arrêt de la cour d’appel d’Aix du 15 mars 2024. La durée effective du travail à bord doit apparaître sur le tableau de l'organisation du travail à bord ou sur le registre des horaires, prévu à l'article 18 du décret du 31 mars 2005 relatif à la durée du travail des gens de mer. Selon la cour d’appel d’Aix, le bien-fondé de la demande en rappel de salaire sur heures supplémentaires formée par le marin doit être apprécié au visa : de l'article 6 du code de procédure civile selon lequel « Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétentions », de l'article L. 3171-3 C. trav. qui énonce que l'employeur tient à la disposition de l'agent de contrôle de l'inspection du travail, mentionné à l'article L. 8112-1, les documents permettant de comptabiliser le temps de travail accompli par chaque salarié et que la nature des documents et la durée pendant laquelle ils sont tenus à disposition sont déterminées par voie réglementaire. Enfin l'article 18 du décret du 31 mars 2005, relatif à la durée du travail des gens de mer, prévoit qu'un registre des heures quotidiennes de travail ou de repos des marins doit être tenu par le capitaine du navire, que ce registre est visé initialement par l'inspecteur du travail maritime et au moins une fois par an, ainsi que chaque fois qu'il le juge utile, qu'il doit lui être présenté ou communiqué sur sa demande, notamment, si celui-ci l'estime nécessaire et sauf impossibilité, par voie de courrier électronique, que le marin doit recevoir et émarger une copie du registre le concernant, émargé par le capitaine ou son représentant, que ce registre qui est tenu à la disposition des représentants du personnel est rédigé en français et, si nécessaire, en langue anglaise et qu'il doit être conforme au modèle défini par l'arrêté relatif à la sécurité des navires pris pour l'application de la directive du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 1999.
Dès lors en l’espèce, « le marin produit un décompte détaillant, jour par jour, les heures de travail qu'il estime avoir accomplies entre le 6 mai et le 26 juillet 2019. Ce décompte est suffisamment précis et permet en conséquence un débat utile sur les heures supplémentaires qu'il revendique. En revanche, il ne verse à l'instance aucun élément de preuve à l'appui de ce tableau » (n° 52). L’employeur ne justifie pas de la tenue du registre prévu par l'article 18 du décret du 31 mars 2005, ni d'aucun autre élément permettant de comptabiliser le temps de travail accompli du marin et, à l'exception d'une critique du décompte produit, ne verse aux débats aucun élément de preuve relatif à la durée du travail de ce dernier (n° 53). En conclusion, pour la cour, il n’apparaît pas que le marin ait réalisé les heures supplémentaires ; il sera débouté de sa demande (n° 54).
3 - L’employeur est-il cru sur parole ? Ce n’est pas aussi simple, mais aucune conséquence n’est tirée de l’absence de registre des heures de travail ou d’autres systèmes d’enregistrement, ce qui est contestable, selon nous, et très inhabituel (CA Rennes, 16 juin 1998, DMF 1998, p. 1201 et s. – CA Rennes, 25 février 1999, DMF 2000, p. 44 et s.). Se retrouve la situation que la loi du 31 décembre 1992 avait voulu supprimer : le salarié, demandeur, soumis à la charge de la preuve, ne peut démontrer l’exactitude de ses prétentions, n'ayant pas accès aux outils de gestion des temps de travail, ou en l’absence même de tels outils.
Le 22 novembre 2023, la chambre sociale de la Cour de cassation avait été très claire, cassant un arrêt aixois : « L’arrêt en conclut que les seules affirmations du salarié, lesquelles sont contestées par l'employeur, ne sauraient suffire à rendre vraisemblable l'existence d'heures supplémentaires, en l'absence de tout autre élément d'appréciation. En statuant ainsi, alors qu'il résultait de ses constatations, d'une part, que le salarié présentait des éléments suffisamment précis pour permettre à l'employeur de répondre, d'autre part, que ce dernier ne produisait aucun élément de contrôle de la durée du travail, la cour d'appel, qui a fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié, a violé le texte susvisé » (Cass. soc. 22 novembre 2023, n° 21-20982, Sté Sea Investments, DMF 2024, n° 871, pp. 699-703, n. P. CHAUMETTE, « La preuve des heures supplémentaires »). En l’absence de tableau, de registre, de système d’enregistrement, l’employeur doit fournir des éléments contredisant les prétentions du marin, même si celui-ci avait la charge de la preuve : l’employeur doit subir le risque de la preuve.
Vis-vis d’un skipper, chargé d’un convoyage de navire, rémunéré au forfait au voyage, la cour d’appel de Poitiers rappelle que la rémunération forfaitaire ne dispense pas l’employeur du respect des dispositions impératives du code du travail en matière de durée du travail qu’à défaut de communication du livre de bord, resté à bord du navire, le skipper présente des éléments suffisamment précis, quand l’armateur ne fournit aucun élément ; dès lors, la cour évalue souverainement l'importance des heures supplémentaires réalisées (CA Poitiers, ch. soc., 8 juin 2023, n° 21/03543, X c/ SARL Gulf Stream, obs. P. CHAUMETTE, « La souplesse des contrats de convoyage, même salariés », Observatoire des Droits des Marins, 15 juin 2023, https://www.obs-droits-marins.fr/actualites.html?idArticle=628 ; CA Aix-en-Provence, ch. 4-6, 5 avril 2014, n° 19/10944, navire Tahuata, DMF 2024, n° 871, pp. 704-710, n. A. CHARBONNEAU, « Décompte des heures supplémentaires : conditions de recours au forfait en heures et régime probatoire »).
Il en est de même à la pêche, dans le cadre de la rémunération à la part, quand l’employeur ne fournit pas le tableau réglant l’organisation du travail (CA Montpellier, ch. soc. 30 novembre 2022, n° 17/05980, DMF 2024, n° 865, pp. 139-145, obs. P. CHAUMETTE, « Rémunération à la part de pêche à Sète sous pavillon libyen »).